L’épuration en Dordogne et les femmes tondues

Quand Jean-Jacques Delorme m’a contacté et m’a demandé de participer à ce colloque, je lui ai tout de suite précisé que je ne suis pas un spécialiste de l’Épuration, des femmes tondues et des enfants de la Guerre. Mais il a insisté… et je me suis laissé convaincre ! En fait, mes travaux portent sur l’Histoire pénitentiaire et, plus précisément, sur la prison militaire de Paris repliée à Mauzac, en Dordogne. C’est en lien avec cette prison sous Vichy, devenue prison de l’Épuration dès le mois de juin 1944, que je me suis intéressé aux femmes tondues à la libération, au point d’y consacrer un dossier dans la revue d’histoire Arkheia.

L’épuration en Dordogne et les femmes tondues s’articule en trois parties :

1. L’épuration extra-judiciaire, dite « sauvage » : contexte… tontes spontanées ou planifiées ?

2. L’épuration judiciaire ou « légale » : la mise en place des CDL et des cours de justice…

3. L’internement des femmes : regard sur les prisons de l’épuration en Dordogne.

1. L’épuration extra-judiciaire dite « sauvage » : le contexte et les faits

Évoquer la violence des châtiments infligés aux femmes supposées coupables de collaboration participe au travail de mémoire. Toutefois, pour bien appréhender la période, il est nécessaire de replacer les événements dont on parle dans leur contexte, non pour justifier et légitimer, bien évidemment, mais pour tenter de comprendre, tout simplement. La Dordogne est un département qui a énormément souffert de l’occupation allemande, plus particulièrement à partir de mars 1944, avec les crimes de la division « Brehmer » qui avait pour mission de traquer les résistants et les Juifs, puis, au début du mois de juin 1944, avec le passage de la division SS « Das Reich », qui s’illustra à Tulle puis à Oradour-sur-Glane. Les exactions de la Hilfspolizei (police supplétive), plus connue sous le nom de Brigade Nord-Africaine ou Phalange nord-africaine ont été terribles : pillages, tortures, assassinats… Cela dit, nous pouvons établir une relation de causes à effets indéniable : si les actions épuratoires de 1944 ont été particulièrement sévères en Dordogne, elles l’ont été à la mesure des crimes perpétrés par les nazis et leurs supplétifs.

Prenons l’exemple de Mussidan – 2.500 habitants environ avant Guerre – chef-lieu de canton situé au nord-ouest de Bergerac. L’une de ses habitantes, Renée Guimberteau, relate dans son journal, pratiquement au jour le jour, les événements tels qu’elle les a vécus. En voici quelques extraits :

16 janvier 1944 : « Il y a eu une rafle ce matin, 35 personnes ont été emmenées. Ça va mal. »

27 mars : « Hier il y a eu une grosse rafle où 420 hommes ont été emmenés. Tous les bois de la Double brûlent depuis hier. C’est horrible. »

11 avril : « L’usine Bois et Fer a été raflée ce matin. Une grande partie des ouvriers est partie pour l’Allemagne. »

12 juin : « Le maquis a attaqué un train blindé allemand qui partait pour le front (…) La bataille a été dure, jusque dans les rues de la ville (…) Le maquis a dû se retirer après 6 h. de combat acharné. [Aussitôt après, les Allemands ont raflé environ 350 hommes. 52 otages ont été torturés puis fusillés. Parmi eux, deux garçons de 16 ans]. Les boches, avec leur cruauté coutumière, les ont lâchement défigurés et piétinés avant de les assassiner. »

10 août : « Les boches ont chassé le maquis dans toute la région (…) À St-Junien, ils ont assassiné tous les hommes du bourg, 18 environ. Ils ont brûlé des maisons qui avaient hébergé des maquis, “des terroristes” comme ils disent (…) À certains terroristes qu’ils ont pris avant de les massacrer, ils leur ont arraché la langue, les yeux et couper les oreilles. C’est une terreur sans précédent dans l’histoire. Mais nous sommes gonflés de vengeance et elle approche. »

22 août : « Quelle fête aujourd’hui. Toute la population de Mussidan et des environs, décorée de cocardes et de rubans tricolores, a acclamé l’armée française de Résistance. On a défilé dans toutes les rues, drapeaux en tête, et au chant de la Marseillaise (…) Dans la soirée, l’enlèvement des collaborateurs a eu lieu. Malheureusement il pleuvait à torrents et nous n’avons pas pu les voir. »

24 août : « Aujourd’hui la fête bat son plein. Un grand défilé a eu lieu au cimetière où des gerbes ont été déposées sur les tombes des fusillés du 11 juin (…) La promenade des collaboratrices n’a pas eu lieu car la foule les aurait esquintées. »

2 septembre 1944 : « Ce matin on a bien ri. Les F.F.I. ont tondu sur la place des collaboratrices (…) Il y avait un monde fou. On les a promenées dans toutes les rues puis ramenées en prison. »

L’intérêt de ce témoignage réside d’abord dans le fait qu’il a été rédigé, « à chaud », par une femme, et qu’il rend compte de la montée des tensions. Le récit chronologique des événements traduit bien la réalité d’une période « extra-ordinaire ». On constate également que la répression sauvage, côté allemand, vient en réaction aux actions de guérilla des maquis. Les exactions inqualifiables dont les nazis et leurs supplétifs se rendent coupables alimentent une haine grandissante du « boche » : « Nous sommes gonflés de vengeance et elle approche »… La tension accumulée se libère et se déchaîne à la fin du mois d’août, une fois le département libéré de ses occupants.

La question est maintenant de savoir si les manifestations de liesse populaire, qui intègrent les cérémonies de tontes publiques, sont le fruit d’un mouvement populaire, spontané ou non…

La presse de l’époque recèle quantité de témoignages nous renseignant sur l’état d’esprit qui régnait parmi la population libérée, mais également sur les partis politiques qui se partageaient alors le pouvoir.

Voies Nouvelles, édition du 7-8 septembre 1944 : « C’est fête ces jours-ci pour le badaud peuple de Périgueux. Et défilés ! Et fanfares ! On reprend le goût de sourire après avoir tant serrer les poings et froncer le sourcil. Les Périgourdins furent bien ébaubis l’autre soir au passage d’un singulier cortège. Un être étrange, bizarrement humain, menait la danse. À force d’écarquiller les yeux, on reconnut des formes féminines et sous un crâne en boule d’ivoire marqué de peinture infamante, des yeux torves, une bouche baveuse : la hideur d’un déchet. ‘C’est la femme aux bicots !’ expliquaient les gosses au passage. Il n’y avait pas un regard de pitié pour elle (…) Et l’on pouvait songer aux défilés semblables qu’avaient vus les mêmes rues au Moyen-âge à une époque ardente et bonne enfant où l’on promenait les adultères nues, autour de la ville, juchées à rebours sur un âne. Voies Nouvelles, édition du 7-8 septembre 1944.

Les tontes de la Libération n’ont pas épargné les hommes. À Bergerac, une mère et son fils font les frais de la coupe à la mode, baptisée « coupe 44 ». Dans l’édition de France Libre du 8 septembre 1944, sous le titre « Un châtiment », on peut lire : « Samedi dernier, un camion a ramené, tondus, une mèche grotesque bouffant sur le sommet du crâne, la croix gammée tatouée sur le front, la patronne de “ La Civette ” et son fils. Sur leur masque blême, ce n’était plus le vice triomphant qui s’étalait mais l’ignominie du châtiment. Nous n’apprendrons pas aux Bergeracois qui étaient cet homme et cette femme, ni ce qu’ils ont fait pendant la guerre. Le scandale qu’ils ont déchaîné sous l’occupation était si grand qu’il criait vengeance. Les faire marcher au pas de l’oie avec de tels stigmates, sous les huées de la foule, était un commencement de punition méritée. Quand le crime a été public, la réparation doit aussi être publique ».

Dans 1944 en Dordogne (éditions Pilote 24, Périgueux, 1993), Jacques Lagrange voit dans « l’acharnement que certains mettent à poursuivre les belles de Périgueux, de Bergerac et de Sarlat » la preuve que « ce mouvement est essentiellement populaire. Avec ce qu’il a de spontané, de sauvage, de cruel, il n’échappe pas au cortège des faits divers accompagnant toute révolution. » Or, si l’on en croit les documents d’archives consultés ainsi que les entretiens réalisés, il apparaît nettement que l’Épuration a été réfléchie, organisée, planifiée. Parfois, ces « exécutions capillaires » (tontes publiques) sont ordonnées sur décisions de petits chefs de maquis locaux. Pareille mesure touche Léonie B., Solange T., Jeanine L. et Jeanine D. (17 ans), les 12, 13 et 23 septembre 1944. Dans leurs dossiers respectifs, l’énoncé du « jugement » apparaît en toutes lettres : « À tondre ». Plus de trois mois après la libération de la Dordogne, le 6 décembre 1944, le lieutenant Jean Méthou, officier du BSM, ordonne la tonte publique de Rose S., couturière, « prostituée d’habitude ». La sentence est finalement exécutée à la prison de Bergerac.

En dépit de quelques débordements dont on ne peut nier qu’ils sont le fait d’actions populaires spontanées, l’Épuration a, le plus souvent, été mise en place, pour ne pas dire mise en scène. C’est le cas des tontes de « collaboratrices » qui ont lieu à Bergerac sur les marches du palais de Justice. Le choix du lieu n’est pas innocent. Sous le porche d’un tribunal où justice est rendue, des femmes soupçonnées de s’être « compromises avec les Boches » sont châtiées, publiquement. Les marches les plus hautes font office de podium, et du haut de cette estrade improvisée, officient les « coiffeurs » en blouse blanche. Ils président à une cérémonie qualifiée par Alain Brossat de « carnaval moche ». Le rituel public de la tonte, écrit-il, est « une fête, un jeu, une exhibition, une cérémonie (…) Pour souligner qu’il s’agit d’un jeu, d’un “ théâtre ”, le marquage, ébauche de déguisement, joue un rôle décisif dans la cérémonie des tontes ; le “ degré zéro ” du travestissement, c’est la croix gammée que l’on trace à la peinture, au goudron, que l’on “ sculpte ” avec des ciseaux sur le crâne, que l’on dessine sur le visage, les seins, les fesses, voire le corps entier de la tondue. »

Les partis politiques encouragent la chasse aux collabos, généralement suivie du spectacle des tontes publiques. Le mercredi 29 août, 3 000 personnes assistent à un rassemblement qualifié de « premier meeting populaire du Front National », place de la République, à Bergerac. Les orateurs se succèdent et en clôture s’exprime le représentant des FTPF, Yves Péron, alias Caillou, ancien prisonnier politique interné à Gurs, Mauzac et Nontron, futur député communiste de la Dordogne. Il demande que « justice soit faite contre les traîtres, les tortionnaires de nos patriotes emprisonnés » et déclare : « Tous les complices des boches doivent être châtiés et le châtiment c’est la mort ». L’assistance, enthousiaste, « applaudit frénétiquement ». Dans cette même édition du 2 septembre 1944, sous le titre « Sus aux traîtres ! », le journal Bergerac Libre rapporte qu’en Bergeracois les 155 premières arrestations sont loin d’être définitives : « Les enquêtes et interrogatoires se poursuivent activement. Les femmes ayant eu des relations avec les boches ont été tondues. D’autres suivront bientôt. Avec le concours de la population, nous espérons arriver bientôt à assainir notre ville. » Le journal communiste reconnaît que « des omissions ou des erreurs ont pu être commises » lors de la confection des listes de suspects et la constitution des dossiers. C’est donc « pour remédier aux unes et aux autres que nous prions le public de nous faire connaître le nom des personnes ayant eu une attitude antifrançaise, appuyé de faits précis ». L’appel à délation est on ne peut plus clair.

Le journal Les Voies Nouvelles du 19 septembre 1944 reconnaît bien « quelques excès », mais qu’il ne faut « ni grossir, ni exagérer », s’empresse d’ajouter l’auteur de l’article. « Oui, les réactions du peuple sont rudes, mais saines. Oui, des gens ont été hués et malmenés dans les rues, mais c’étaient des traîtres. Oui, il a pu y avoir des erreurs, mais elles ont déjà été réparées. N’oublions pas que les excès possibles ont été la réaction spontanée et au grand jour d’un peuple trop longtemps opprimé, affamé, trahi. Ses débordements ont des excuses. Voyons-y un sursaut de vitalité et de justice, un réveil de patriotisme. »

La presse gaulliste semble, quant à elle, plus mesurée, à l’exemple de l’hebdomadaire Combat républicain du 17 septembre 1944, qui, sous le titre « Justice et humanité », invite les magistrats à juger avec justice, sévérité mais humanité. Il rappelle que « le moindre doute doit être favorable à l’accusé dont la défense doit être assurée comme il convient dans une République qui est la gloire du monde civilisé, la République des droits de l’homme et du citoyen. Ne vaut-il pas mieux absoudre un coupable que de fusiller un innocent ! » Les propos invitent à l’apaisement. Excessivement rare dans le contexte d’une épuration que l’on peut encore qualifiée de «sauvage», ce discours décalé mérite d’être signalé.

2. L’épuration légale ou judiciaire : mise en place des CDL et des cours de justice

En novembre 1943, l’Assemblée consultative d’Alger met en place les dispositions principales de l’épuration administrative, politique, puis celles visant la collaboration économique. Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance (CNR) met sur pied un programme qui prévoit la création de Comités départementaux de libération (CDL). Dans un document du 23 mars 1944, le CNR définit les statuts des CDL. L’article 5 stipule notamment que « pour faciliter la tâche des futurs pouvoirs publics », seront préparées « les mesures immédiates d’épuration et de neutralisation des traîtres ». Le jour venu, les consignes sont appliquées… plutôt deux fois qu’une !

Les semaines qui précèdent l’installation des cours de justice sont des périodes de grande confusion, de non-droit. Conscient de la situation, le préfet tente de reprendre les choses en main. Le 24 août 1944, il ordonne que ne soit procédé à aucune arrestation qu’il n’ait lui-même commandée et précise que « seules les cours martiales ont qualité pour prononcer la peine de mort. Il sera donc renoncé absolument à toute exécution sommaire ou sans jugement. » La cour martiale FFI est officiellement créée par arrêté du commissaire de la République de la région de Limoges, le 5 septembre 1944. Elle fonctionne à Périgueux jusqu’au 20 octobre 1944. En 23 sessions de la cour martiale comparaissent 172 personnes : 33 condamnations à mort sont prononcées dont 32 sont suivies d’exécution immédiate (30 hommes et 2 femmes), 48 condamnations aux travaux forcés à perpétuité ou à temps (29 hommes et 19 femmes), 28 peines de prison (allant de 2 mois à 10 ans), 42 renvois devant d’autres cours de justice et pour complément d’enquête, 17 acquittements avec mise en liberté immédiate, et enfin, 5 sont « confiés à une Maison de rééducation ». Pour 64 % des condamnés à mort, la nature des faits reprochés touche à la collaboration militaire (appartenance à la Milice, à la LVF, aux Waffen SS), 30 % à la collaboration politique (appartenance à des organismes de collaboration) et 4 % à la collaboration économique (commerce de toute nature avec l’ennemi).

Le 27 octobre 1944, succédant à la cour martiale, un nouveau tribunal militaire est installé à Périgueux. Le 2 novembre, un état numérique des arrestations « depuis la Libération jusqu’au 31 octobre 1944 » recense 1248 arrestations, dont les suites se répartissent ainsi : 669 dossiers en cours d’étude, 252 relaxes, 172 non-lieux, 123 peines diverses et 32 condamnations à mort.

Le 6 novembre 1944, une juridiction civile, la cour de justice, est mise en place à Périgueux. Elle tient 119 audiences entre le 13 novembre 1944 et le 4 août 1945. Dans son discours de clôture, le président Boissarie dresse le bilan suivant : la Cour de justice a eu à examiner 851 dossiers et a statué sur 731 affaires. 123 peines de mort ont été prononcées (dont 81 par contumace) et 12 des condamnations à mort ont été suivies d’exécution : 6 pour appartenance à la Légion nord-africaine, 6 pour meurtres et pillages, 3 pour participation à des opérations contre le maquis, 2 pour dénonciations et le dernier, Paul Lapuyade, parce que responsable départemental de la LVF. Les autres condamnations se répartissent de la façon suivante : 444 peines d’indignité nationale, 249 confiscations des biens, 140 emprisonnements, 120 acquittements, 78 condamnations aux travaux forcés, 18 amendes et 16 peines de réclusion.

Parallèlement à la cour de justice, une chambre civique siège, du 28 novembre 1944 au 30 juillet 1945. « Cette Chambre est appelée à connaître des agissements criminels de collaborateurs de l’ennemi qui n’ont pas toujours revêtu l’aspect de faits individuels caractérisés, susceptibles de recevoir une qualification précise » peut-on lire dans Les Voies Nouvelles du 19 novembre 1944. Les principales affaires jugées concernent des faits de collaboration politique et de collaboration économique. Les femmes sont les plus nombreuses à comparaître (59 %). Au terme des 66 audiences, 176 personnes ont été condamnées à l’indignité nationale, punies de la dégradation nationale, accompagnée parfois de la confiscation partielle ou totale des biens, tandis que 71 ont été acquittées. Force est de reconnaître que, toutes cours de justice et sexes confondus, les femmes n’ont pas vraiment bénéficié de la mansuétude des juges et des jurés. Si les peines exemplaires qui leur ont été infligées ont sans doute contribué à donner bonne conscience à leurs épurateurs, les tontes publiques qui les ont précédées ont, quant à elles, rempli la fonction de catharsis. Vouées à la vindicte publique et humiliées, ces femmes n’ont souvent rien compris du déferlement de violence dont elles ont fait l’objet.

Puis une commission d’Épuration départementale est formée qui, par voie d’affiches et de presse, sollicite la collaboration du public. Elle conjure le citoyen de faire « œuvre civique ». Le quotidien bergeracois France libre du 26 septembre 1944 donne de la voix : « Allons messieurs, allons mesdames, un peu de courage! Il faut punir tous ceux qui ont trahi leur patrie. C’est le moment de faire justice. Si vous attendez, il sera trop tard. Ayez donc le courage de signaler par écrit en signant lisiblement et en indiquant votre adresse, tous les faits de tractation avec l’ennemi (…) Tous ceux qui ont des renseignements intéressants concernant des coupables et qui ne les communiquent pas à la commission d’épuration commettent une mauvaise action. Par peur des responsabilités, par égoïsme, par lâcheté, ils empêchent la Justice de faire son œuvre. Ce sont de mauvais Français ».

3. L’internement des femmes : regard sur les prisons de l’épuration en Dordogne

Les principaux lieux de détention des prisonniers frappés d’épuration se trouvent, pour la partie nord du département, à Périgueux : caserne du 35e RAD (Régiment d’artillerie divisionnaire) et maison d’arrêt Beleyme ; pour la partie sud, à Mauzac : camps pénitentiaires (Nord et Sud), situés à une trentaine de kilomètres à l’Est de Bergerac. Le 18 mai 1946, ces derniers enregistrent un pic de 1 740 détenus. Du 1er novembre 1940 au 2 mai 1945, le camp Nord a le statut de prison militaire, puis de centre pénitentiaire, après cette date. Du 22 octobre 1947 au 15 février 1951, le camp Sud fonctionne en tant que prison pour femmes. Aujourd’hui, c’est un centre de détention pour détenus en fin de peine.

À partir du 9 juin, les maquis de la région de Bergerac conduisent au camp de Mauzac leurs prisonniers. Dans un rapport du 29 juin 1944, il est signalé l’incarcération « par ordre du Maquis (…) de 229 détenus dont 48 femmes » (21 %). L’arrestation d’un certain nombre d’entre elles est liée à celle d’un proche – conjoint, fils ou frère – parce qu’« adhérent à un organisme de collaboration ». Parmi les principaux, citons la Légion française des combattants (LFC), le Service d’ordre légionnaire (SOL), la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), le Parti populaire français (PPF) et la Milice.

Au cours de l’été 1944, les conditions de détention des personnes arrêtées et détenues à Périgueux – caserne du 35e RAD (Régiment d’artillerie divisionnaire) et maison d’arrêt Beleyme – soulèvent ici et là des commentaires indignés. Le 26 août, Louis Feyfant, maire de Périgueux, rencontre Maxime Roux, préfet de la Dordogne. Sur la question de l’internement des « collabos » à Périgueux, le maire dégage sa responsabilité. Il exprime sa réprobation et pose un ultimatum : soit la situation change dans les 48 heures, soit il démissionne sur le champ. Le préfet reconnaît que « dans la période insurrectionnelle présente », des cas lui ont été soumis d’exécutions sommaires et d’arrestations arbitraires. Il s’en ouvre dans une lettre adressée à la « direction FFI ». Roux évoque « les sévices corporels » que subiraient les prisonniers au 35e, « des simulacres d’exécutions (…) le suicide d’une détenue ». En fait de « suicide », il s’agit d’une femme qui se serait précipitée par la fenêtre d’un des étages de la caserne afin d’échapper à une tentative de viol. Pour marquer sa « volonté formelle de faire cesser de tels excès », le préfet convoque une commission et prévoit de visiter les locaux du 35e d’Artillerie. Cette visite a lieu deux jours plus tard, le lundi 28 août. La commission est composée du préfet, du maire de Périgueux, du chef d’état-major FFI, de deux délégués du Comité départemental de Libération et de deux délégués du Comité communal. Dans le compte-rendu qui suit, le préfet rapporte que « la visite a été faite avec la plus grande objectivité et n’a donné lieu à aucun incident (…) L’alimentation n’a fait l’objet d’aucune plainte… ». Ce rapport, dont on sait qu’il ne reflète pas la réalité, ne présente d’intérêt que parce qu’il dénombre précisément la population internée : 366 prisonniers, dont 147 femmes (40,16 %) et 73 prisonniers allemands.

La presse périgourdine se fait l’écho des communiqués « angéliques » de la préfecture. Le journal Les Voies Nouvelles du 2 septembre 1944 titre : « À l’ombre des cachots du 35e – Interview aux prisonniers ». En introduction il est rappelé – fort justement – que le 35e était « il y a quelques jours encore, le lieu de torture des martyrs de la France et de la liberté. Aujourd’hui, il est transformé en prison, pour les hommes et les femmes qui ont pris le parti de l’ennemi et sacrifié la patrie à des ambitions personnelles ou intéressées ». Aux prisonniers « interviewés » il est demandé s’ils sont bien traités depuis leur incarcération : « Ils répondirent tous affirmativement. Les cellules sont propres et la nourriture qui leur est accordée est suffisante. Tous ont été unanimes à le déclarer (…) Nous avons demandé à plusieurs d’entre eux s’ils avaient à se plaindre. Eux aussi furent unanimes à rendre hommage à leurs gardiens qui, comme le disait le commandant, ne font que leur devoir de Français. »  Le chroniqueur des Voie Nouvelles admet qu’il a pu y avoir « des incidents » au cours desquels les prisonniers furent maltraités. Mais « le personnel de la caserne ne peut en être responsable ; car lors de leur transfert, la foule enfonça des barrages de police, pour montrer sa haine envers de tels individus (…) Si des exagérations se sont produites dans le délire de la Libération, les esprits quelque peu enfiévrés de nos compatriotes se sont apaisés et le peuple périgourdin a retrouvé toute sa dignité ».

Le 22 octobre 1947, 325 femmes arrivent à Mauzac, en provenance du camp de Rouillé, près de Poitiers. Du 22 octobre 1947 au 15 février 1951, 946 femmes sont incarcérées à Mauzac 18. Le pic est atteint le 26 février 1948, avec une population de 547 détenues. Le 5 novembre 1948, en raison de la dissolution du centre pénitentiaire de Jargeau (Loiret), 122 femmes sont repliées sur Mauzac. Le 2 février 1949 a lieu le dernier transfert significatif. Il s’agit d’un groupe de 79 femmes issues de la prison de La Santé.

L’examen d’un premier registre de 678 détenues nous renseigne précisément sur les motifs d’internement des femmes se trouvant à Mauzac :

– Atteinte à la sûreté de l’État : 31,8 %

– Trahison : 29,8 %

– Intelligence avec l’ennemi, une puissance étrangère ou l’Allemagne : 26,8 %

– Relations, commerce avec l’ennemi et faits de collaboration : 4,0 %

– Actes de nature à exposer des Français à subir des représailles : 2,5 %

– Dénonciation : 2,1 %

– Espionnage : 1,8 %

– Activité de nature à nuire à la défense nationale et port d’arme contre la France : 0,9 %

– Recel de pillage : 0,3 %

Ce même registre permet d’établir le tableau des peines suivant :

– Condamnations à mort : 10,33 %

– Travaux forcés à perpétuité : 14,31 %

– Travaux forcés à 20 ans : 17,70 %

– Travaux forcés à 15 ans : 9,88 %

– Travaux forcés à 12 ans : 0,44 %

– Travaux forcés à 10 ans : 19,32 %

– Travaux forcés à 9 ans : 0,15 %

– Travaux forcés à 8 ans : 1,92 %

– Travaux forcés à 7 ans : 1,77 %

– Travaux forcés à 6 ans : 0,15 %

– Travaux forcés à 5 ans : 10,91 %

– Réclusion à perpétuité : 0,59 %

– Réclusion à 20 ans : 0,88 %

– Réclusion à 15 ans : 0,44 %

– Réclusion à 10 ans : 4,13 %

– Réclusion à 8 ans : 0,88 %

– Réclusion à 7 ans : 0,44 %

– Réclusion à 5 ans : 5,76 %

L’étude des cent premiers numéros d’écrou nous donne une fourchette d’âges allant de 19 à 67 ans, avec une moyenne de 43 ans. 50 % de cette population est âgée de 19 à 40 ans (58 % a moins de 25 ans), 46 % a de 41 à 60 ans et 4 % a plus de 60 ans.

Le 15 février 1951, le camp Sud est entièrement vidé : les 334 dernières détenues « politiques » encore présentes à Mauzac sont transférées à la maison centrale de Rennes, entraînant ainsi la fermeture définitive de la prison pour femmes de Mauzac.

Plus de soixante ans après, parler d’Épuration reste sensible.

En conclusion, je citerai Pierre Laborie, qui résume parfaitement l’esprit de mon propos :

« Loin de justifier ou de condamner, c’est d’abord de comprendre dont il s’agit ; c’est, avant de se risquer à dire pourquoi, chercher à savoir comment les choses se sont passées.»

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Jacky Tronel

chercheur associé au projet « Prison militaire du Cherche-Midi » à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, Paris, membre du comité scientifique de la revue « Histoire pénitentiaire », coordinateur de rédaction de la revue d’Histoire Arkheia (dossier spécial : Les tondues de 1944 – L’épuration et les femmes en Dordogne, mars 2006).