Intervention de M. Delorme à la rencontre des Historiens (Berlin 23 Octobre 2007)

Enfants d’Allemands : en 2007, se dire enfant d’Allemand n’a plus de raisons de choquer personne. L’interlocuteur ne comprendrait pas la signification, le sous-entendu inhérent à cette origine. Quoi de plus naturel dans un monde qui bouge, que des peuples d’origines diverses se reproduisent entre eux ! Enfants d’Allemands, dans notre Espace européen, n’a plus aucune signification. L’Europe est en marche, les frontières, un souvenir, la monnaie, une réalité quotidienne, demain, nous ne serons plus une nation comprise dans l’Espace européen, nous serons européens. Comment pourrais-je me reconnaître dans cette catégorie ? Cela explique peut-être pourquoi je suis un européen convaincu, avec la crainte de mourir avant de voir l’Europe prendre vraiment forme.

Enfants maudits : Hélas, combien de récits, d’ouvrages, peuvent être référencés  » enfants maudits  » ? Combien d’enfants sont maltraités, violentés, violés, combien d’enfants meurent de faim, de maladies curables à travers ce monde ? Ce sont des enfants maudits car issus de milieux qui vivent dans des conditions tellement difficiles que c’est la loi de la jungle qui fait leur quotidien. Ils sont rejetés par leurs familles, par la société, par des responsables politiques véreux qui préfèrent amasser le maigre PIB de leur pays ou les aides internationales dans des paradis fiscaux, plutôt que de soigner et d’éduquer ces jeunes pousses qui grandissent dans cette jungle. Il est impossible de l’imaginer dans nos sociétés où le niveau de vie est élevé. Le papier glacé témoigne par des photos, des articles, de personnes qui oeuvrent pour les aider. Confortablement installés chez nous, nous prenons ces témoignages en pleine figure. Il faut savoir que sur le terrain, la réalité est démultipliée, nos yeux voient (sans aucun prisme), nos narines respirent toute cette misère, nous sommes plongés dans le quotidien sordide de tout un peuple. A trois heures d’avion de Paris dans des villes fréquentées par des millions de touristes, des enfants vivent terrés comme des rats, avec des égouts comme seul toit, . Ils ne savent même pas ce que le sens du mot famille veut dire, ayant été pour la plupart abandonnés à la naissance par leurs parents, leurs mères, et totalement dépourvus de l’essentiel. Ils se nourrissent dans les poubelles de restes que nous ne donnerions pas à nos animaux de compagnie. Dès le matin, ils sont hagards, hébétés, déjà éméchés, fouillant dans de grandes bennes métalliques espérant y découvrir, un fond de bière, de vodka ou de n’importe quoi, pourvu que ce soit alcoolisé. La moyenne d’âge de ces enfants est d’environ 10 ans. Il s’agit bien là d’ enfants maudits, maudits par leurs parents, maudits par la société incapable de les prendre en charge, maudits par leurs pseudo-dirigeants qui sont incapables de les prendre en charge et donnent des ordres explicites ou implicites, pour les exterminer sous un prétexte fallacieux. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais considéré comme étant un enfant maudit.

Fils de Boches : cette définition me convient très bien, même si j’admets son côté provocateur et choquant. Néanmoins, elle a le mérite de la clarté. Contrairement aux  » enfants allemands « , qui n’a aucune signification symbolique, ainsi que les  » enfants maudits  » qui concernent tous les enfants du monde rejetés par les structures qui devraient en avoir la charge, les  » enfants de Boches « , c’est notre histoire commune France/Allemagne, c’est notre héritage. Ce n’est pas une métaphore, c’est une réalité qui aura pris forme après un temps bien long, trop long pour nous les enfants de Boches. Nous aurons été pendant des décennies des enfants de la honte, du déshonneur, non seulement familial, car il était très mal vu dans les années 40 et même bien plus tard, d’être  » fille mère « . Mais nous étions aussi, aux yeux de la nation toute entière, une tache indélébile inscrite dans le temps. Nous étions l’évocation permanente d’un passé qu’un peuple tout entier voulait oublier. Ce peuple qui tarde à faire son travail de mémoire… Les générations qui ont vécu cette période ont, dans leur grande majorité, collaboré jusqu’en avril 1944 – tout amalgame est néfaste, il faut distinguer les collaborateurs actifs des collaborateurs passifs- Pour ces mêmes personnes, nous étions l’incarnation de leur mauvaise conscience.

Je ne peux passer sous silence le fait que, dans la France de 2007 dans certains cercles, nous sommes encore,  » enfants de la honte « , un sujet de débat. Les propos de certains  » humanistes  » qui se sont appropriés nos histoires pour écrire des livres à leur profit, sont équivoques. Il est révoltant que des personnalités s’abîment en pratiquant la discrimination. Ils deviennent consciemment ou inconsciemment les vecteurs de thèses révisionnistes. Ces écrits sont une insulte à l’humanité. Nous pensions ne plus jamais lire des formules du type :  » déviance « .  » Les voies normales de la société et de la morale « , des définitions indignes comme être convergent ou divergent… Se taire c’est être complice. Ces propos me font penser au livre de Marc Hillel, paru en 1972 :  » Au nom de la Race « , dans lequel il dénonce des idées telles que :

 » L’homme inférieur a une apparence biologique semblable à une créature normale. Il a des pieds, des mains, des yeux, une bouche et quelque chose qui ressemble à une cervelle ; mais c’est bien une créature différente, effroyable, très éloignée de l’homme, même si ces traits sont semblables à ce dernier.

Moralement et intellectuellement, cet être est inférieur à n’importe quelle bête ; il est aussi animé de passions sauvages, d’une volonté de destruction incommensurable, d’une vulgarité indécente.

Malheur à celui qui oublie que tout ce qui ressemble à un être humain n’est pas obligatoirement un être humain.  »

*Extrait de  » L’Être inférieur « , brochure tirée à 3 860 995 exemplaires et traduit en 14 langues.

Des enfants victimes d’une blessure profonde, d’une déchirure précoce peuvent être la proie de charognards. Il y a chez eux une vulnérabilité qui attire les prédateurs.

Nous étions le cauchemar des générations qui avaient vécu les guerres de 14/18 et 39/45. Nous étions la haine personnifiée, car pour nous dénicher, il fallait connaître les secrets de famille. Nous étions les victimes expiatoires et involontaires d’une période qui ne fut pas glorieuse. La différence avec un noir, un arabe, un asiatique c’est que le racisme est la conséquence directe du premier regard, en ce qui nous concerne c’était beaucoup plus pernicieux, non seulement nous étions le fruit d’un amour interdit, mais aussi les enfants de la honte, de la traîtrise, et nous étions, comme nos  » ennemis « , blancs de peau et pour la grande majorité de chevelure brune. Malheur à celui ou à celle qui était blond et né pendant cette période ! Je défends cette conviction d’  » enfants de Boches  » pour toutes ces raisons. Il nous aura fallu l’espace de deux générations pour que nous devenions officiellement  » des fils de Boches « .

Mon histoire prit une autre tournure en mars 2003. En parcourant les pages du programme TV de Télérama, mon attention fut attirée par une photo en noir et blanc. Que représentait cette photo ? Une femme en blouse de l’époque 1944-1945, entourée d’autres femmes dans la même situation, portant sur un bras un enfant enveloppé dans des langes et de l’autre main un baluchon. Je n’avais rien lu, mais je venais de prendre comme une gifle, cette image d’une femme, de profil, avançant à grandes enjambées et tondue. J’étais interdit, paralysé, ma vie toute entière, à travers cette photo, me sautait à la figure. Les larmes se mirent à couler, – en décrivant cette image ma gorge se noue et pourtant elle n’est plus là, sous mes yeux – mais elle restera gravée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier souffle. Cette femme aurait pu être ma mère. Cet enfant aurait pu être moi. Le titre du documentaire, qui est à l’origine de mon introduction était  » Enfants de Boches « , de Christophe Weber. C’était le 13 mars 2003. Encore un documentaire sur la guerre et en plus sur des  » enfants de Boches  » ! ! Dans quelques années, il n’y en aura plus et la page des  » enfants de Boches  » sera définitivement tournée. Combien d’enfants, de petits-enfants de cette génération seront encore amputés de leur identité allemande !

Pour moi, à 58 ans, c’était la révélation. Je me croyais presque seul au monde. C’est alors que j’ai découvert un documentaire tout en pudeur, tout en intelligence, de petites  » sœurs  » ou de petits  » frères  » qui racontaient avec une émotion qui vous glace le sang leur vécu d’adultes qui auront dû attendre toute une vie pour raconter leur vie.

Ces vies étaient à des degrés divers des cauchemars. Ces vies étaient faites à l’image de la mienne, de douleurs trop longtemps tues, trop longtemps enfouies au plus profond de nous. Nous avons tous un parcours différent, malgré une origine commune. Nos vies ont toutes été chaotiques pour les mêmes raisons : perte d’identité du père, enfant de la honte, caché ou rejeté, rarement aimé, à peine toléré. Nous étions dans tous les cas des fardeaux. Pour ce qui me concerne, des années plus tard (1983) ma mère fit en présence de ma cousine une confidence lourde de conséquences. Celle-ci pourrait en partie expliquer mon obsession du suicide et de la mort. Je ne savais rien de cette révélation, cependant je réalisais combien je l’avais pressentie. Elle nous avoua, qu’après le départ de mon père elle avait été admise aux urgences de l’Hôpital Américain de Neuilly pour une leucémie ! Ma cousine qui était sa confidente et amie, n’en avait jamais rien su. Nous fûmes persuadés qu’elle avait tenté d’avorter.

Nous représentions ce qu’il y a de pire comme secret de famille. Personne n’en est sorti indemne. Quel sort peu enviable pour un enfant qui naît dans un tel climat de haine, de rejet !

J’ai lu des témoignages, j’ai parlé à un certain nombre de  » mes petits frères « , nous avons tous une sensibilité à fleur de peau, nous sommes tous des écorchés vifs. Toute mon existence, j’ai tenté de comprendre pourquoi ? Maintenant je sais.

Après leur naissance, ces enfants ont eu des parcours chaotiques, dans le meilleur des cas ils ont été élevés par des grand’mères, des tantes, des familles d’accueil et trop souvent par l’Assistance Publique.

Je n’ai pas été le plus malheureux, certains témoignages sont beaucoup plus accablants que le mien. Cependant, ma vie a été une succession de malentendus, de recherche identitaire. Mon histoire a ses propres particularités. Pour la version officielle, ma mère a collaboré. Elle est même allée au-delà … Elle n’a pas été tondue. Elle a été condamnée à un an d’emprisonnement pour collaboration horizontale et a été  » frappée  » d’indignité nationale. Mon histoire est une petite histoire qui s’inscrit comme toutes les petites dans la grande Histoire. Je ne peux clore cet exposé sans évoquer la responsabilité des institutions qui ont gommé nos identités. Je me dois de dénoncer la responsabilité de cette société et des services publics qui ont tout mis en œuvre pour effacer notre origine.

Nous avons eu la force de relever la tête, de surmonter toutes les haines, les violences physiques et (ou) psychologiques qui ont été notre parcours. Nous avons dû nous structurer seuls, mais sans oublier certaines personnes qui ont été nos référents. Et pourtant, comme l’a écrit Guy Corneau :  » Père manquant, fils manqué…  »

Contrairement aux écrits cités plus haut et que l’on peut authentifier, nous ne sommes pas des marginaux. Nous avons pour la plupart un parcours professionnel très au-dessus de la moyenne nationale. Ce qui est plus important encore, ce sont nos parcours de femme et d’homme, qui ont su transcender leurs difficultés pour devenir des êtres responsables et à l’écoute des douleurs des peuples de cette planète. Il est misérable d’exploiter la fragilité de quelques membres de notre origine, qui se trouvent dans une détresse incommensurable pour la transformer en généralité. Il est indéniable que ces cas isolés sont d’une grande tristesse.

Nous avons su transformer ces enfances perturbées en une chaîne d’entraide et de solidarité. Nous avons créé l’association, loi de 1901 à but non lucratif,  » Cœurs Sans Frontières  » L’un de nos objectifs est d’aider les adhérents à rechercher leurs géniteurs. Au-delà de tout espoir, nous revendiquons 17 recherches abouties, depuis le mois de novembre 2006. Nous avons un allié historique, la WAST. Seule, elle n’a pas les moyens de pouvoir satisfaire nos demandes. Nous avons créé un réseau de bénévoles très efficace. Ce qui est très intéressant dans ce mode fonctionnement, c’est la complicité humaine qui s’en dégage et la réactivité. Néanmoins il me semble indispensable qu’il y ait une très grande honnêteté intellectuelle entre la WAST, organe officiel qui détient  » la vérité  » et nos tâtonnements d’amateurs. Dans un monde où l’argent est roi, il y a encore des êtres qui participent activement à nos recherches. C’est tout simplement de l’humanité et de l’entraide. Je me dois d’insister également sur l’urgence de nos recherches. Pour bon nombre, cette notion d’urgence ne prévaut plus, nos pères ont quitté cette terre depuis bien longtemps. Ce n’est pas le cas de tous. Les survivants sont très âgés, leur potentiel vital est hypothétique. Nous ne pouvons faire abstraction de l’âge des personnes en recherche et là aussi il y a urgence. Après une vie de quête, on peut mesurer la détresse de la personne dont le dossier aboutit et qui apprend que le père qu’elle vient de retrouver, est décédé depuis seulement six semaines !!! Une rencontre, une seule peut suffire à réconcilier la personne avec elle-même et le père. Il est criminel de ne pas prendre en considération cette notion d’urgence.

Ce père qui m’aurait emmené dans la vie ! Imaginons un instant un homme qui tient par la main un enfant. C’est le symbole identitaire par excellence. C’est le passage de témoin. L’un est le père, l’autre est le fils. Le fils a survécu, où est le père ?

Quand je faisais mes recherches, une question lancinante revenait constamment dans mon entourage :  » A quoi cela va te mener ?  » Je répondais invariablement :  » Je veux mourir serein « . Après beaucoup d’acharnement et de chance, je pourrai mourir serein.
Les enfants de la honte ont redressé la tête et avancent fièrement, cette honte qu’une société toute entière a stigmatisée. Ce défi incommensurable, nous aurons su le transgresser pour devenir des individus fiers de leur origine. Nous étions unijambistes, nous marchons maintenant sur nos deux jambes. Rien n’est petit en nous, car nous sommes sortis de cette épreuve, grandis. Cette énergie, nous pouvons enfin la canaliser pour aider les personnes en difficulté.

Nous n’avons jamais eu de haine. Nous sommes en capacité de pardonner, faudrait-il encore que ceux qui nous ont condamnés nous demandent pardon !!! Nous n’avons pas eu l’amour paternel que chaque enfant est en droit d’attendre. Bien au contraire, notre nation a tenté de refouler au plus profond de nous notre origine. Nous ne sommes pas des monstres, nous ne sommes pas des revanchards. Notre objectif est de faire un travail de Mémoire sur ce peuple qui était écartelé entre collaboration et résistance.

Nous ne sommes ni coupables, ni responsables, nous ne sommes que des victimes !!!