CSF CAEN

Bonjour, je voudrais vous dire que je suis particulièrement heureux d’être bientôt parmi vous mais je ne sais pas si je le mérite. Pourquoi ? Nous avons des points communs : nous avons tous souffert, notre père était « l’ennemi » et cela faisait désordre, nos mamans ont terriblement souffert et elles se sont tues, … murées dans leur secret à tout jamais.

Mais pourtant chaque histoire est différente. Je n’ai pas souffert à cause de mon père. Une fois, une seule fois, en première année d’école primaire, je me suis fait traité de « ptit boche ». Mon frère a immédiatement pété la gueule de l’orateur, ce qui mit un point final à sa verve lyrique. Après ce non événement, je me suis toujours protégé : chaque fois qu’on voulait que je parle de mon père, je répondais spontanément : « Il est mort à la guerre ! », ce qui bloquait toute discussion. Le père de mes frères était mort à la guerre, alors le mien aussi. Je dois seulement ajouter que mon père étant un sujet tabou à la maison, j’en avais conclu qu’il était donc allemand. Aussi je n’ai pas souffert de cette révélation. Je ne m’étais pas trompé.

Rassurez-vous, j’ai quand même souffert, mais pour tout autre chose. D’abord ce fut la maladie. Comme je m’étais interdit de donner du souci à ma mère, je ne lui ai jamais dit que je souffrais de plus en plus et de plus en plus souvent. Par deux fois, j’ai accroché une corde à une poutre dans le grenier. Après l’avoir passée autour de mon cou, juste avant de sauter du cageot sur lequel j’étais monté, je voulais lui dire adieu, avoir une dernière pensée pour elle, et là, je la voyais effondrée en larmes, et je ne pouvais pas supporter cette image. Alors, tout en pleurant, je défaisais la corde et je la cachais. Il m’était insupportable que je puisse la faire pleurer. D’ailleurs, même aujourd’hui, il m’est insupportable de voir une femme pleurer. Je ne sais pas pourquoi, il y a sûrement une raison, nous en reparlerons peut-être plus tard. J’allais souvent me cacher au grenier pour souffrir en secret et pleurer. Je me souviens qu’elle a dit au docteur que je devenais de plus en plus taciturne. Et c’est ainsi que j’ai dû parler de mes douleurs insoutenables au médecin. Bref, la médecine m’a sauvé. J’avais cassé une grande glace quelques temps avant que je tombe malade, je me souviens avoir dit : « Merde, sept ans de malheur ». Sept ans m’auraient suffit.

Puis j’ai rencontré l’amour. Un amour avec un grand A. Plus beau que tout ce que j’avais imaginé. C’était merveilleux. C’était incroyable : Elle a épousé le tas d’os ambulant que j’étais ! Dorénavant, fini les emmerdes et vive le bonheur. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant, et moi je n’en voulais pas, car je ne voulais pas qu’il risque de souffrir un jour comme j’ai souffert. J’étais tellement heureux, qu’un jour, j’ai dit à mes beaux-parents : « Maintenant, vous pouvez acheter les dragées ! » Ma femme m’a dit : « Tu es fou de leur dire cela, tu sais bien que c’est impossible ! » Et nous avons connu le plus beau des bonheurs, la naissance de notre fils. Nous étions infiniment heureux.

Six ans plus tard, un don du ciel. Nous allions avoir un deuxième enfant. Après des mois d’angoisse, car la rubéole était dans l’immeuble en début de grossesse, ma femme donnait naissance à une merveilleuse petite fille. Elle était entière, elle criait, elle voyait, elle entendait. Alors nous avons laissé le bonheur nous envahir. Et quelques jours plus tard, nous avons vécu le pire des cauchemars. Et c’était pire, ce n’était pas un cauchemar ! Elle nous a quitté le jour où ma femme sortait de la clinique. Elle avait une malformation du cœur dû à la rubéole et … Alors si j’avais souffert physiquement de maladie, je peux vous dire que ce fut bien pire. Après cela, on ne vit plus, on survit. Comme ma femme plongeait dans le désespoir, je me devais de ne pas plonger à mon tour. Nous avions l’obligation de continuer à vivre, pour notre fils ! J’ai essayé de dire à nos amis et à mes collègues qui avaient des filles, qu’il fallait les faire vacciner de la rubéole, et de leur expliquer pourquoi. J’ai essayé vingt fois, peut-être bien plus, mais je n’ai jamais pu. Je tombais en sanglots dès les premiers mots. J’ai promis à ma fille qu’elle ne sera pas morte pour rien : j’écrirai un livre !
Dès la retraite, je me suis mis à écrire ce livre. Je devais tenir ma promesse. Ce fut très difficile. Le passé, ce n’est pas mon truc. Parler de soi, c’est l’horreur. En plus, parler de notre petite Carine vous pouvez imaginer facilement le résultat. Juste pour quelques pages concernant cette période, j’ai chialé pendant deux semaines et cela m’a démoli à nouveau. Pendant toute m’a vie professionnelle j’avais peur d’oublier et de ne pas pouvoir tenir ma promesse, mais heureusement et hélas, on n’oublie rien, rien !
Bref, comme vous, je crois pouvoir dire que j’ai souffert. Un détail qui a une importance majeure, c’est que j’ai toujours eu le sentiment d’être aimé ou d’avoir été aimé et qu’un ange gardien veillait sur moi. Et donc, que j’avais de la chance.

Il y a quelques années, ma mère a fait un stage à l’hôpital en tant que patiente. Comme elle ne pouvait plus rester seule à la maison, nous, les trois frères, avons pris la décision de venir auprès d’elle à tour de rôle par période d’un mois. Et comme cela faisait une bonne trentaine d’années que je lui demandais sans succès de me parler de mon père, j’ai voulu profiter de ces moments privilégiés pour tenter d’en savoir un peu plus. Et sous prétexte de faire travailler sa mémoire je lui faisais parler du passé. Elle me parlait volontiers d’un soldat Géorgien qui venait tous les jours au café, uniquement pour me prendre dans ses bras et aussi pour m’apprendre à marcher. Quand j’étais mouillé il m’enlevait ma couche, et ma nourrice râlait après lui car elle ne retrouvait pas les épingles. Je lui demandais des détails, comment était-il ? grand ? petit ? maigre ? gros ? brun ? blond ? etc…, parlait-il français ? Puis la question fatidique : Maman, ce géorgien est-il mon père ? Réponse : Non, il n’est pas ton père ! Mais qui est mon père ? Je ne sais pas, je ne sais plus ! Maman enfin tu te moques de moi. C’était inutile de poursuivre, elle n’avait plus envie de parler et je ne pouvais pas la brusquer, je n’aurais pas supporté de la faire pleurer. Lors d’un autre séjour, comme il m’était difficile de lui parler de ce sujet tant c’était devenu un sujet sensible, j’ai décidé de lui écrire. J’ai choisi minutieusement chaque mot, toujours pour ne pas la mettre mal à l’aise, ni lui faire de la peine. Je lui ai précisé que ce n’était pas pour juger, je n’avais rien à juger, que c’était juste pour savoir, que j’avais le droit de savoir. Que j’ai surtout besoin de comprendre et d’aimer et que je ne veux surtout pas lui faire mal. Elle a lu très attentivement, j’étais suspendu à ses lèvres, la gorge serrée prêt à pleurer, puis enfin, elle m’a regardé et m’a demandé pardon. C’est tout, le sujet était clos. Elle avait fermé les yeux et une fois de plus elle ne parlerait pas. Je ne saurai jamais si elle m’a demandé pardon parce qu’elle ne me le dira jamais, ce qui est le plus vraisemblable, ou si effectivement elle ne pouvait plus se rappeler. Car elle avait des moments d’absence où elle nous regardait droit dans les yeux en nous demandant : Mais qui es-tu toi ? Voilà ! Trois mois plus tard, j’essayais à nouveau de glaner quelques détails. Une fois elle m’a dit : Qui t’a dit que ton père était allemand ? Tous ceux à qui j’en ai parlé. Hé bien ce sont tous des imbéciles !
Mon frère Daniel a retrouvé ma nourrice. Je l’ai faite venir à la maison, ma mère était heureuse de parler avec elle. Je lui ai dit en présence de Marie, ma nourrice : Hein maman tu m’as bien dit que le Géorgien était petit et gros et que tu ne te rappelais pas s’il parlait le français. Là elle avait menti, elle était piégée, et sans se démonter elle m’a répondu : je ne t’ai jamais dit cela, il était grand et fort ! Une autre fois, en arrivant à la maison, je lui posais la question : Devines d’où je viens ? Réponse : D’où viens-tu mon grand ? Je reviens de l’évêché de Coutances ! Qu’est-ce que tu es allé faire ? Récupérer un certificat de baptême. Pourquoi ? Pour chercher un indice et j’ai trouvé quelque chose. Qu’est-ce que tu as trouvé mon grand ? Pourquoi tu m’as toujours dit que mon parrain était mon frère Daniel et que ma marraine était Geneviève Trindade alors que ce n’est pas vrai du tout ? Et sans se démonter, elle m’a dit : Tu es vivant et à peu près en bonne santé, c’est l’essentiel, non ? Et malgré que je savais qu’elle ne parlerait pas, la veille de son décès à l’hôpital, je lui ai demandé à nouveau et pour la dernière fois : Maman, je t’en prie, maintenant, dis moi qui est mon père ? Elle m’a seulement souri et je lui ai souri aussi.

On m’a toujours dit qu’à ma place, on se serait fait fort de le lui faire dire. Mon frère Gérard et sa compagne ont essayé. Résultat : elle a fait un malaise et a dû faire un séjour à l’hôpital ! Enfin, elle est partie, comme elle a toujours voulu, en emportant son secret avec elle. Je voulais que ce soit elle qui me le dise. Je l’ai espéré toute ma vie.

Dans mon livre j’avais écrit que si je voulais savoir quelque chose de mon père je ferais mieux d’aller voir une voyante. Bien que je n’y croie pas, je suis donc allé voir une voyante, puis une deuxième sans leur dire pourquoi j’étais venu. Aucune des deux n’a pu me donner la raison de ma démarche. Mais elles m’ont dit, toutes les deux, ce que j’avais envie d’entendre : que j’étais le fruit d’un grand amour et que j’avais été désiré. Ce qu’elles m’ont dit aussi, c’est qu’il était mort quand j’avais moins de deux ans et que cela a été une mort très tragique. Et là je n’ai pas eu envie de demander des détails. C’est vraiment à cet instant que j’ai décidé de rechercher celui que j’imaginais être mon père, d’autant qu’à ma question : Selon vous, était-il étranger ? C’est vraisemblable car il a beaucoup voyagé. J’ai donc visité les cimetières allemands. Depuis le temps que je disais qu’il était mort à la guerre, je me devais de commencer par là. Le premier ce fut celui d’Orglandes. Quand je suis entré j’ai ressenti un truc étrange : il n’était pas là. J’en étais absolument sûr. Cependant j’ai lu attentivement tous les noms, prénoms et autres informations figurant sur les registres. J’ai lu aussi les commentaires des visiteurs avec beaucoup d’intérêt et d’émotion. Et c’est là que j’ai appelé à l’aide. Dès le lendemain, je recevais un coup de téléphone me conseillant de contacter l’association VDK. Ce que j’ai fait. J’ai passé aussi beaucoup de temps sur internet pour essayer de trouver une association française. Quelques temps plus tard, je tombais sur l’article de Ouest-France concernant M.Rouxel. Et c’est ainsi que j’ai appris l’existence de CSF et que j’ai contacté Jean-Jacques, notre Président. J’ai continué à visiter les cimetières allemands et j’ai reçu la réponse de VDK. Maintenant, je sais qu’il n’a pas été tué lors de débarquement. J’ai essayé de savoir ce qui a pu se passer pour lui. J’ai beaucoup lu sur internet et dans les livres. Très vraisemblablement, il aura été fait prisonnier, ou bien il sera retourné en Allemagne avec les autres. Puis il aura été remis aux autorités Russes et aura été exécuté ou envoyé au goulag pour y mourir. Cette version me déplait et je dois dire que j’espère de tout mon cœur qu’il aura réussi à sauver sa vie et à retrouver sa famille en Géorgie. Maintenant que je connais sa personnalité je n’y crois pas trop, il nous aurait donné des nouvelles, mais je veux y croire quand même !

J’ai questionné tous les anciens du village, j’ai fouillé partout. J’ai même trouvé les dernières lettres du père de mes frères juste avant qu’il soit tué sur le front Belge. Mais rien de mon père. Ma mère a éliminé toute trace qui m’aurait permis de remonter à lui.

Je connais maintenant son prénom en Français et en Géorgien. J’ai récupéré une peinture datée de mon année de naissance. Une montre en or qu’il a offert à ma mère et un mini dictionnaire Français-Russe avec des mots soulignés, des pages cornées et trois phrases écrites de sa main.
Tous les détails que j’ai pu apprendre, je les ai notés. Et ce que j’ai appris sur internet et dans les livres me font douter. Plus je fais un pas vers mon père et plus j’ai la désagréable sensation de marcher sur du vide et sur des mensonges. Chaque élément en lui-même est vraisemblable et en même temps pas totalement crédible. Celui qui m’inquiète le plus, c’est que je n’arrive pas à savoir précisément quand les Géorgiens sont arrivés dans mon village. C’est capital pour moi. J’ai lu plusieurs fois, dans des littératures différentes, qu’ils seraient arrivés lors du deuxième semestre 1942 ou 43. Or je suis né en janvier 43. Ce qui pose problème ! Cela me semble facile de pouvoir obtenir cette information, mais je n’y arrive pas, alors ça me rend un peu nerveux même si cela ne se voit pas. Je n’ai pas peur de connaître la vérité. Qu’il soit, ou qu’il ne soit pas mon père de sang, il est mon père de Cœur, et il le restera toujours. A aujourd’hui, j’ai le sentiment de choisir mon père. Habituellement, on ne choisit pas son père. Moi, je le choisis. Certes, il était l’ennemi, mais c’est lui qui m’a aimé. A choisir entre lui et un quelconque notable respectable ou autre personnage qui m’aura toujours ignoré, je n’hésite pas une seconde. Bien évidemment, je préférerais qu’il soit à la fois mon père de Cœur et mon père de sang. Plus que jamais, je veux connaître son histoire, mon histoire et avec un peu de chance ma deuxième famille, mes sœurs, car ma mère m’a toujours dit à propos de mon père : il n’avait que des filles et moi que des garçons, et je voulais une fille. Et je suis absolument certain de cela. Là elle n’aura pas menti. Mais elle aura eu un troisième garçon !
Maintenant vous comprenez le pourquoi de mes propos du début.
Que se passerait-il s’il n’était pas mon père de sang ? Je mettrais certainement dans l’embarras quatre personnes que je retournerais voir très vite, et je saurais alors certainement ce que je veux savoir. Il faut que j’aie cette information avant leur départ dans l’autre monde ! C’est pour cette raison que je suis si pressé. Je n’ai rien à juger, seulement à savoir et à aimer. Et mon père de cœur sera toujours mon père de cœur.

Je voudrais aussi vous parler du livre que j’ai écrit, même s’il n’est pas totalement terminé. Quand on a eu très mal, mais vraiment très mal, on a envie que cela ne puisse pas arriver à d’autres, ou au moins que cela puisse les aider à surmonter les événements. Alors j’ai essayé modestement d’écrire un livre qui soit utile et qui soit agréable à lire. Le titre est un peu violent : Merci à la maladie mais pas à Dieu (ou la tartine de merde !) Je pense que je vais changer le titre ! Je voudrais profiter de la présence des deux psy qui seront parmi nous. Est-ce que des événements dont je n’ai rigoureusement aucun souvenir peuvent avoir laissé des traces ? Je m’explique : A 18 mois mon père, qui me prenait dans ses bras tous les jours, a disparu brusquement lors du débarquement. Puis ma mère nous a été enlevée par les américains pendant plus d’un mois, puis ce fut mon grand père avec qui nous vivions qui a disparu de la maison. Voilà pour les faits. Quand je vois ou j’entends des événements tragiques, mais pas uniquement, ce peut être aussi des mots, j’ai très souvent des frissons dans le dos. Je me souviens avoir vu ma mère pleurer une seule fois dans ma vie. Ce fut quand elle m’a expliqué que je n’aurai pas de cadeau de Noël, car elle avait dépensé tous ses sous pour faire faire des analyses biologiques pour essayer de trouver ma maladie. Ce fut d’ailleurs mon plus beau cadeau de Noël, car ce sont ces analyses qui ont permis de trouver la panne ! Par contre ma nourrice m’a dit que j’avais vu ma mère pleurer très fort et à plusieurs reprises quand j’étais bébé. Cela pourrait-il expliquer que, consciemment ou inconsciemment, j’ai toujours fait en sorte qu’elle ne se fasse pas de soucis pour moi et que j’ai toujours eu la volonté de ne jamais la faire pleurer, sans savoir ni comprendre pourquoi ? Est-ce que tout cela pourrait expliquer mon hypersensibilité ou hyperémotivité ? Pourquoi ces larmes incontrôlées et incontrôlables quand je parle de ma fille ou de mon père ? Pour ma fille, j’ai vraiment souffert, alors je peux comprendre, mais pour mon père il n’y a pas eu de souffrance, alors je ne comprends pas. Est-ce qu’ils rencontrent ce type de phénomène ? Je n’aurais jamais pu consulter un psy car il n’aurait eu que des sanglots. Maintenant, seulement maintenant, j’ai trouvé le moyen de résoudre ce problème, même si c’est limite. Cette expérience, j’aimerais pouvoir en faire bénéficier ceux qui en ont besoin.
A très bientôt.
Marc

Pour terminer, je me dois de parler d’une rencontre extraordinaire. J’avais 19 ans, c’était les vacances d’été, je vendais du poisson sur les marchés de Caen avec mon oncle et ma tante. Notre voisin avait une « pêche » exceptionnelle, incroyable. Il avait fait faillite et sa femme l’avait plaqué quelques temps plus tôt. Il avait immédiatement rebondi et donc il vendait du poisson lui aussi, comme nous. Il riait tout le temps, il respirait le bonheur, on était attiré vers lui. Son secret ? Il était revenu vivant de Dachau ! Son bonheur était d’être encore en vie. Il ne faisait pas semblant d’être heureux, il était heureux, heureux de vivre. Alors toutes les « petites » misères de la vie n’avaient aucune prise sur lui. Ce fut une chance pour moi de rencontrer ce personnage hors du commun. J’ai une petite formule : l’important, ce ne sont pas tant les faits, mais plutôt l’idée qu’on s’en fait !

Marc Beuve.