Situer l’action d’une association comme  Cœurs sans frontières dans la mémoire de la

 Seconde Guerre mondiale en France depuis 1945

 

Le proche souvenir que les Français gardent de la Seconde Guerre mondiale au lendemain du conflit ne laisse pas la place à la possibilité pour les enfants de soldats allemands (encore trop jeunes) nés durant l’Occupation de s’exprimer ouvertement, même au nom de la réconciliation franco-allemande amorcée par certaines initiatives politiques. L’opinion française tarde alors à se rallier aux arguments en faveur d’un rapprochement avec l’Allemagne. L’urgence en 1945 est au rapatriement des 950 000 prisonniers de guerre, des 735 000 travailleurs forcés partis en Allemagne, des 300 000 Alsaciens-Lorrains (avec le cas des « malgré-nous ») et des 150 000 rescapés des camps. La France se présente comme une victime du nazisme – comme en témoignent les manifestations mémorielles et judiciaires autour du massacre d’Oradour sur Glane ou encore le fait que les communistes se désignent comme le parti des « 75 000 fusillés »- victime qui logiquement, ne peut avoir entretenu avec son bourreau aucun rapprochement fondé sur l’affection, la complicité, voire l’amour. L’image de l’Allemand se résume dans les esprits à celle de l’occupant, du « barbare » qui a infligé au pays sa plus humiliante défaite. Etre né d’un père allemand suppose qu’on le taise, qu’on le cache et qu’on le subisse. Les 200 000 jeunes dans ce cas entrent dans un « exil intérieur » marqué par un silence qui contraste avec l’émergence de la jeunesse comme groupe social à part entière durant les Trente Glorieuses. Un nouveau tabou social directement hérité d’une germanophobie qui a débuté en réalité au XIXe siècle pousse certains jeunes au suicide et engendre de silencieux traumatismes psychologiques. L’épuration sauvage de 1944 où tant de femmes subissent les outrages des foules croyant exercer leur justice sur celles qui ont fréquenté les soldats allemands scelle pour une longue période le droit à la reconnaissance de ceux qu’on surnomme « les enfants de boches ».

La mémoire des rescapés des camps rencontre certaines difficultés semblables à trouver un large moyen d’expression et d’écoute au sein de la société française. La culpabilité d’avoir, contrairement à tant d’autres, échappé à la mort et l’euphorie engendrée par le retour victorieux à la paix dans le contexte de la Libération taisent les quelques voix qui souhaitent pourtant  rappeler la tragique spécificité de la Shoah.

Pendant trente ans, tout un travail étatique édifie une mémoire officielle qui exclut l’émergence des mémoires individuelles et refoule le sentiment de honte éprouvé par la Collaboration et le vichysme. Le mythe résistancialiste élaboré avec soin par les autorités gouvernementales et par les diverses instances républicaines nationales et locales réduit la période de la guerre à la Résistance, résume les années noires par la figure d’un  Jean Moulin panthéonisé en 1964, assimile la France à de Gaulle et laisse dans l’ombre sa complicité dans la déportation des juifs et son revirement du pétainisme au gaullisme. Le cas de ces enfants nés d’un père allemand ne peut que contrarier ce dogmatisme mémoriel qui occulte les souffrances spécifiques des juifs, des tziganes, des déportés du travail, des homosexuels et des témoins de Jéhovah. L’occultation de ce désormais  lien de sang entre les deux puissances voisines est révélatrice d’une mauvaise conscience et d’un « syndrome de Vichy » qui caractérise le souvenir que les Français veulent garder de la guerre malgré la naissance du couple franco-allemand dont on sait à quel point il s’est avéré décisif dans la construction européenne dès le début des années 1950 (CECA en 1951).

L’ambition du mythe résistancialiste consiste à établir une unique mémoire de la guerre en vue de rassembler les Français et de taire les désunions liées aux antagonismes idéologiques du gaullisme et du pétainisme. Il s’agit d’aider à la reconstruction du pays, de taire les vieux facteurs de déstabilisation et d’éclatement de la société française et de construire un Etat rassembleur. Les difficultés pour la France à réaffirmer sa vocation internationale dans un double contexte de guerre froide (crise de Suez en 1956) et de décolonisation par la guerre (de 1946 à 1962) limitent la mémoire de la guerre à sa version la plus héroïque, la plus valorisante et la plus apte à rappeler la renaissance d’un Etat-nation dont on veut taire les failles les plus gênantes. La mémoire officielle sert alors de ciment historique au patriotisme. La glorification de la Résistance se fonde donc sur une mémoire consensuelle laissant peu de place à la pluralité des points de vue.

La mémoire de la guerre se fragmente néanmoins dès les années 1970 en raison de l’augmentation du niveau d’exigence de compréhension de la place de la France dans la Seconde Guerre mondiale par les nouvelles générations. La disparition de de Gaulle, la confirmation de la solidité du couple franco-allemand, l’émergence d’une mémoire juive ébranlent le mythe résistancialiste. Le recul des années permet davantage aux Français d’affronter leur passé proche, surtout lorsqu’ils ne l’ont pas vécu. Des initiatives cinématographiques majeures (film de Marcel Ophuls, « Le Chagrin et la Pitié » de 1971) et des progrès historiographiques considérables (livre de Paxton en 1973), notamment liés à l’ouverture progressive des archives, ôtent le régime de Vichy de la parenthèse dans laquelle on l’avait volontairement enfermé depuis 1945, considérant qu’il n’était pas représentatif de la France. La mise en valeur du rôle initiateur de Vichy dans la Collaboration d’Etat et notamment dans la déportation des juifs joue un rôle crucial dans le réveil de la mémoire de la Shoah.

 A partir des années 1970-80, le contexte géopolitique proche-oriental et le réveil commun de l’antisionisme et de l’antisémitisme aboutissent  à l’émergence dans l’hexagone des « assassins de la mémoire » que sont les négationnistes. La naissance d’une mémoire spécifique de la Shoah se trouve dès lors prise en charge par des survivants de moins en moins nombreux. Ce militantisme mémoriel dont la portée morale apparaît universelle permet dans les années 1990 une série de procès attentés à l’encontre d’anciens responsables de la « solution finale » tels que le capitaine SS Klaus Barbie (1987), Paul Touvier (1994) et Maurice Papon (1998) au nom de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. « L’ère du témoin » multiplie les occasions judiciaires, documentaires, de libérer la parole de ceux qui s’étaient tus et que l’âge fait disparaître petit à petit. Cette nouvelle étape de la mémoire des années 1939-45 désacralise la Résistance (film de Jean-Marie Poiré, « Papy fait de la résistance », en 1983) et met en pleine lumière ce qui était resté dans l’ombre. La notion de « devoir de mémoire » s’impose dans les années 1990 comme une lutte contre le négationnisme et comme un refus civique de l’oubli comme en témoigne la reconnaissance officielle en 1995 par le président Jacques Chirac de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs.

Porteuse d’enjeux éthiques, sociétaux et politiques fondamentaux, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale laisse aujourd’hui davantage la place à ses divers témoins et acteurs pour affirmer leur spécificité. C’est dans ce contexte bien plus favorable qu’agît « Cœurs Sans Frontières ». L’éclairage apporté par des documentaires comme celui ce C. Weber en 2002 et par une littérature de plus en plus intéressée par le sujet ces dernières années confirme la multiplication dans le milieu associatif des acteurs mémoriels. Il reste à espérer que les nouvelles perspectives offertes par ces derniers soient prises en compte dans l’enseignement de l’évolution de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France, car cette mémoire mérite sa place dans l’Histoire.

 

Stéphane Leteuré