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Régis SCHLAGDENHAUFFEN

Sociologue

4ème à droite Régis Schlagdenhauffen

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaite rappeler que témoigner en tant qu’homosexuel signifie avant tout faire aveu public de son homosexualité. Ce moment est couramment appelé aujourd’hui « faire son coming out ». Il signifie, se présenter, aux yeux de la société, comme un individu porteur d’une caractéristique particulière, bien souvent connotée négativement. En effet, il est rare que l’homosexualité soit associée à quelque chose de positif. Je rappelle brièvement cela car, la question du témoignage, dans le cas des déportés homosexuels ne peut pas être appréhendée sans tenir compte des possibilités d’expression d’une identité homosexuelle positive.

Pour ce qui est de ma présentation d’aujourd’hui,

(1) Je vais tout d’abord procéder à une mise au point historique, ce qui me permettra de compléter le propos de mon collègue Arnaud Boulligny sur le destin des homosexuels sous le régime nazi.

(2) Ensuite, je mettrai en lumière les mécanismes sociétaux, empêchant la création d’un espace de reconnaissance pour la victime homosexuelle du nazisme.

(3) Dans une troisième partie, j’en profiterai pour vous montrer deux courts extraits vidéos. Ce dernier point nous permettra d’ouvrir un espace de réflexion et de discussion sur le témoignage lorsqu’il s’agit d’une expérience jugée ou perçue comme honteuse…

1. Mise au point historique :

Il faut partir du fait qu’avec la prise du pouvoir par Hitler, il y a eu la mise en place d’un système de persécution des homosexuels. L’assassinat d’Ernst Röhm, compagnon de Hitler de longue date et chef de la S.A, a permis au régime de se lancer dans une politique de destruction de la subculture homosexuelle, aussi bien masculine que féminine (lesbienne). Interdiction du droit d’association, dissolution de la presse, anéantissement de la « scène homosexuelle » dans les grandes villes. Raffles de la police dans les lieux de rencontre, dans les dancings, les bars, les cafés et dans les lieux de rencontre entre hommes (tels que les parcs, jardins et toilettes publics).

En outre, à partir de 1935, le §175 – article de loi qui condamne les relations sexuelles

«contre nature» entre hommes est aggravé en Allemagne. De plus, il est appliqué dans l’ensemble des zones annexées par le Reich. Désormais, il ne faut plus avoir commis d’acte homosexuel mais la simple intention, voire le simple fait d’avoir l’air homosexuel peut devenir une preuve à charge. Autrement dit, de caractéristique objective, la condamnation pour homosexualité se transforme en appréciation subjective.

Pour les nazis, l’homosexualité masculine était perçue comme une menace, contagieuse, pouvant mener le peuple aryen à sa perte, si elle se propageait à l’ensemble de la société masculine – et c’est pour ça qu’elle méritait une prise en charge par l’Etat et un traitement exemplaire. Toutefois, les nazis distinguaient deux types d’homosexuels, ceux dont une conversion à l’hétérosexualité restait possible, et ceux qui étaient définitivement perdus,

«les incurables ».

Qu’il s’agisse des curables ou des incurables, il est impossible de parler de traque systématique, ni d’extermination programmée des homosexuels sous le IIIe Reich. Néanmoins, il faut bien comprendre ce que la politique de persécution nazie signifiait pour ces personnes : la destruction des réseaux de sociabilité, c’est-à-dire un isolement individuel de plus en plus pesant et une vie au quotidien dans l’angoisse constante d’être reconnu, de perdre son emploi, sa réputation, sa famille, en cas d’arrestation.

D’après les chiffres établis par les historiens, environ 100.000 hommes ont été persécutés en vertu du §175 durant le IIIe Reich. Cependant, tous les homosexuels n’étaient pas exposés de la même façon au risque d’être appréhendés par les organes étatiques précités.

Qui étaient ces 100.000 victimes ? La plupart, (soit 2/3 des cas) ont été dénoncées – par ex. par des voisins ou des collègues de travail). Dans d’autres cas, ils ont été pris au piège, en flagrant délit par un mouchard ou bien encore raflé. Bien entendu, toute arrestation avait pour conséquence l’établissement d’une fiche de police. Aussi, la majorité des personnes arrêtées étaient, comme bien souvent d’ailleurs, des petites gens issues du prolétariat ou de la classe moyenne (ouvriers, employés, commerçants, petits fonctionnaires). Parmi les personnes arrêtées, un grand nombre d’entre eux ne se considéraient pas pour autant comme appartenant à la catégorie « homosexuels ». A cet endroit, je rappelle que ce n’est pas parce qu’une personne a une expérience dite homosexuelle que cette personne se considérera elle-même comme homosexuelle.

Parmi les 100.000 personnes que j’ai mentionnées avant comme victimes du système de persécution, moins de 10.000 ont été internées en camp, les autres, qui subissent une condamnation pénale, ont été condamnés à des peines de prison ou de travaux forcés.

Dans les camps de concentration, les homosexuels représentaient moins de 1% des internés. Lorsqu’ils sont internés directement par la police ou la Gestapo, ils portent un triangle rose sur leur tenue. Autrement, ils portent un triangle vert (criminel), ou noir (comme asocial). Ces derniers échappent ainsi au stigmate visible du « triangle rose », puisque que ce n’est que dans les registres qu’il est spécifié qu’ils sont homosexuels.

Quoi qu’il en soit, et quel que soit le triangle porté, tous les homosexuels partagent certains traits communs du point de vue de leur parcours en camp. Dès leur arrivée, ils sont immédiatement isolés et intégrés au commando de travail dénommé Strafkompagnie terme généralement traduit en français par « compagnie pénitentiaire ». Leur pénitence consiste à effectuer les travaux les plus pénibles tout en recevant des rations de nourriture moindres. Aussi, au sein du camp, ils sont isolés physiquement des autres internés dans des quartiers particuliers.

A cela s’ajoute le fait que la plupart des homosexuels en camp ont des relations familiales lâches : célibataires sans enfants, divorcés ou en situation de rupture familiale. Par conséquent, ils bénéficient dans une moindre mesure de soutiens extérieurs auxquels ils peuvent se rattacher.

A l’intérieur du camp, ils partagent avec les juifs, la position de bouc émissaires, ce qui,

1°) réduit considérablement leur espérance de vie ;

2°) les oblige à trouver des stratégies de survie particulière dans un univers où le pouvoir absolu est la règle.

Afin de personnaliser la persécution nazie des homosexuels, je vais brièvement présenter la trajectoire de Heinz F.

Heinz F. est né en 1905. Durant les années 30 il réalise des études de droit et s’installe à Munich où il développe un cercle de sociabilité homosexuel.

En décembre 1935, il est arrêté par la Gestapo. Son arrestation fait suite, comme celle d’une vingtaine d’autres homosexuels Munichois, à l’arrestation d’une de leurs connaissances. Suite à cela, il est immédiatement emprisonné, ensuite de quoi il est transféré à la prison de Munich puis à Dachau où il est placé en garde-à-vue durant deux ans et demi. Il est alors affecté au commando « Rouleau compresseur » qui consiste à réaliser les travaux préalables avant la construction de nouvelles routes.

En juillet 1937, il est libéré. Puis, en 1938, il est de nouveau arrêté et incarcéré. La raison de sa seconde arrestation reste pour l’heure méconnue. Cette fois-ci, il est interné à Buchenwald et il y reste jusqu’en 1942. Affecté à la compagnie pénitentiaire, donc à la carrière, Heinz F. dit avoir de la chance, puisqu’il est chargé du concassage. Avec un autre homosexuel de Berlin, ils remplissent des wagonnets de pierres issues de la carrière. Heinz F. rapporte avoir rencontré plusieurs homosexuels à Buchenwald, dont un juif et un jeune tsigane qui se suicide à l’âge de 24 ans au camp.

En 1942, il est transféré à Natzweiler, dans les Vosges alsaciennes. Cette période est, selon ses dires, la pire de toutes. A Natzweiler, il fait la connaissance de deux homosexuels de Hanovre. Le premier est le propriétaire d’un kiosque à journaux, un « type macho de robuste stature » qui meurt de « faiblesse généralisée ». Le second est un droguiste, un homme efféminé qui n’a jamais fait mystère de son homosexualité.

À la fin de l’année 1942, il est de nouveau transféré vers un autre camp, cette fois-ci à Sachsenhausen près de Berlin. À partir de cette période, les industries qui exploitent les concentrationnaires ont besoin de main d’œuvre supplémentaire. Pour cette raison, le commando disciplinaire lui est épargné, il est affecté aux ateliers de la firme aéronautique Heinkel en tant que secrétaire d’atelier.

Parallèlement, depuis le début de sa privation de liberté, le père de Heinz F. œuvre activement pour la libération de son fils. Il ne comprend pas comment il a pu être interné dans un camp de concentration sans faire l’objet d’aucun jugement… Dans le cadre de ses démarches, le père se rend à de nombreuses reprises auprès de la Gestapo et plaide sa cause jusqu’à Berlin. Fin 1944, les démarches du père aboutissent enfin : la Gestapo ordonne le transfert de Heinz F. à la prison de Munich en janvier 1945. Puis, le 1er mai 1945 (soit huit jours avant la capitulation de l’Allemagne nazie) Heinz F. est incorporé de force dans la Wehrmacht.

Après la guerre, Heinz F. s’installe à Hanovre. Il témoigne pour la première fois en 1992 (Mort en 2001).

Pour Heinz F., comme pour les autres homosexuels qui ont survécu à l’internement en camp de concentration, toute réparation est refusée au lendemain de la guerre au motif que les homosexuels sont des criminels, et que les criminels ne peuvent pas entendre à réparation ou reconnaissance d’un statut de déporté ou victime du nazisme.

Pour cette raison, nous pouvons parler d’un impossible aveu

2. Un impossible aveu:

Dès 1945, la qualité de victime du nazisme est fixée selon des critères précis. En Allemagne, pour être reconnu en tant que victime, il faut «avoir été persécuté par le régime national-socialiste pour des raisons d’ordre raciste, religieux ou politique ».

Les homosexuels, tout comme les Tsiganes, sont exclus du processus de reconnaissance. S’agissant de l’homosexualité, en Allemagne, elle continue à être pénalement condamnée. Hans-Joachim Schoeps, remarque en 1963 qu’en tant que juif il est désormais protégé de toute condamnation légale, mais non en tant qu’homosexuel 1.

1. En outre, le statut de victime du nazisme n’est en rien inaliénable.

Même après la guerre, des personnes pouvaient se voir retirer leur qualité de victime du nazisme si jamais elles étaient reconnues comme indignes de porter ce titre 2

2. Au sein des archives de l’organisation chargée d’attribuer le titre de victime du fascisme, un registre intitulé « Personnes disqualifiées » comprend les dossiers de ces personnes dégradées 3. Prenons le cas de Richard Ewald. Sa qualité de victime du nazisme lui a  été accordée en vertu de son engagement dans la résistance et de son soutien à des personnes juives. Suite à une dénonciation anonyme l’accusant d’être homosexuel, une enquête est ouverte. Elle révèle que Richard Ewald avait été condamné à une peine de prison pour homosexualité avant son internement en camp de concentration. Pour cette raison, il s’est vu retirer sa carte de victime du nazisme. De plus, il a été nouvellement condamné par la justice en tant que criminel récidiviste.

Dans le cas de Hertha Stern, rescapée juive d’Auschwitz, c’est la propriétaire de son appartement qui a demandé de vérifier si Hertha Stein était digne d’être considérée comme victime du nazisme vue qu’elle là soupçonne d’être homosexuelle. Suite à l’enquête, et,

– bien que l’homosexualité féminine n’est pas condamnée pénalement ;

– que Hertha Stein a été déportée à Auschwitz parce que juive et

– que la dénonciation se rapporte à un événement postérieur à la guerre, il est notifié que : le « comportement [de Hertha Stein] porte atteinte à la dignité des victimes du fascisme4 »

Voilà quelques éléments contextuels sur l’immédiate après guerre. Revenons-en à la question du témoignage…

Les premiers témoignages émanant de personnes homosexuelles apparaissent de manière parcellaire durant les années 1950 dans des revues homosexuelles allemandes :

1 Hans-Joachim Schoeps, « Überlegungen zum Problem der Homosexualität ». In Hermanus Bianchi, Der homosexuelle Nächste, Hamburg, Furche, 1963, pp. 74-114, ici p. 86.

2 Jusqu’en 1948, l’organisation OdF, Opfer des Faschismus (Victimes du fascisme) centralisait à Berlin les demandes de reconnaissance des victimes du nazisme et délivrait les cartes de « victime ».

3 Terme employé par l’historienne Susanne zur Nieden. Entre 1945 et 1969, 43 homosexuels ont effectué des démarches de reconnaissance. La plupart des personnes disqualifiées l’ont été suite à une dénonciation. Cf. Susanne zur Nieden, Unwürdige Opfer. Die Aberkennung von NS-Verfolgten in Berlin 1945 bis 1949, Berlin, Metropol, 2003.

4 Susanne Nieden (zur), Unwürdige Opfer, op. cit.

 

Au tirage confidentiel. Pour résumer la chose dans ses grandes lignes, il faut attendre le début des années 1970 pour que le sujet puisse bénéficier d’un espace de réception, c’est-à-dire qu’il faut attendre le moment où apparaît un mouvement d’émancipation homosexuelle, consécutivement aux changements sociétaux engendrés par l’année 1968.

En 1972, l’éditeur hambourgeois Merlin accepte de publier sous pseudonyme le témoignage dit de Heinz Heger sous le titre, Die Männer mit dem Rosa Winkel (Les  hommes au triangle rose5). Ce témoignage est notamment censé aider Heger a obtenir la reconnaissance de son statut de victime du nazisme. Or, jusqu’en 1994, date de son décès, ce statut lui est refusé par les autorités autrichiennes car : « les triangles roses sont des criminels, et les criminels ne peuvent prétendre ni à réparation ni à l’obtention du statut victime6. »

Au vu de ces faits, l’historien Klaus Müller, qui a participé au film § 175 (dont je vais vous montrer un extrait dans quelques instants) nous dit que « 99% des survivants homosexuels de la Déportation ne nous ont jamais raconté leur histoire et ils ne nous la raconteront jamais. Au contraire, ils sont restés seuls avec leurs souvenirs et sont morts sans jamais en faire part à quiconque ».

Je vais maintenant vous montrer deux courts extraits issus du documentaire

Paragraphe 175 (réalisé en 1999 par Rob Epstein et Jeffrey Friedman). Nous allons voir, Pierre Seel (incarnation en France du déporté homosexuel) et Heinz F. (dont je vous ai présenté la trajectoire à travers divers camps de concentration) Au départ,

Heinz F. voulait apparaître masqué puis la force de son témoignage l’a emporté, il a parlé à visage découvert.

5 Heinz Heger, Die Männer mit dem rosa Winkel. Der Bericht eines homosexuellen über seine KZ-Haft von 1939-1945, Hambourg, Merlin, 1972.

6 Soutenu par l’association homosexuelle autrichienne HOSI-Wien, Heinz Heger a réitéré sans succès ses demandes de reconnaissance jusqu’à son décès. Le §129 du Code pénal autrichien condamnant les relations homosexuelles était en  vigueur de 1803 à 1971. De 1971 à 2002, seule l’homosexualité entre un majeur de plus de 18 ans et un mineur reste condamnable (§209).

Donc pourquoi 99% des survivants n’ont pas parlé ? Voila la question qui se pose à nous et à laquelle j’ai tenté de répondre au travers de quelques parcours significatifs qui ont valeur d’exemple. Que ce soit Heinz F. Pierre Seel, ou d’autres encore, tous ces témoins font état de leur difficulté à témoigner. Ce dernier point m’amène brièvement, à proposer un modèle d’explication relatif aux conditions d’expression du témoignage afin de comprendre pourquoi il valait mieux taire cette souffrance dans le cas des victimes homosexuelles du nazisme.

3. Les conditions d’expression du témoignage

Comme je l’ai dit à l’instant, les recherches sur les homosexuels et de fait, sur le destin des homosexuels sous le IIIe Reich n’ont débuté que dans la seconde moitié des années 1970, c’est-à-dire au moment où l’homosexualité comme forme de vie est devenu petit à petit moins réprouvable, moins condamnable, moins honteuse. En effet, nous nous retrouvons dans un régime de l’honneur et donc de la honte. C’est justement la honte qu’évoquent Heinz F. et Pierre Seel dans leurs témoignages. Honte d’avoir vécu ce qu’ils avaient vécu, d’être ce qu’ils étaient.

En outre, nous savons que, dans l’univers de la déportation, jusque dans les années 1970, il était honteux pour les Juifs de faire savoir que l’on avait été déporté. La déportation dite raciale, n’avait aucun des titres de mérite requis pour satisfaire les critères de la reconnaissance et de la distinction dans le cadre de la reconstitution des identités nationales meurtries par la guerre. A cet endroit, il n’est pas incorrect d’affirmer qu’il en va de même pour les homosexuels déportés en vertu de cette raison.

Jean-Michel Chaumont, auteur d’un ouvrage sur la reconnaissance des victimes du nazisme convoque le concept de « second viol » (Chaumont p. 242) afin de mieux comprendre pourquoi il était si difficile de témoigner pour certaines catégories de déportés. Le «second viol» désigne l’ensemble des réactions stigmatisantes endurées par une victime de la part des milieux proches (famille, amis) et moins proches (police, justice). Comme le montre le témoignage d’Heinz F. et nous l’explique Chaumont, «le désir d’en parler était perçu comme choquant et sanctionné comme tel. Les victimes préféraient souffrir en silence plutôt que de s’exposer et de subir la sanction sociale» associée au statut d’homosexuel. Les victimes devaient assumer seules ce qui se «réduisait» à un problème essentiellement privé. Cette insidieuse mécanique avait pour conséquences que la gravité de l’internement et de la déportation en était diminuées pour autant et bien entendu, la responsabilité des circonstances incombait à la victime. N’eusse-t-il pas été homosexuel, il n’aurait jamais été interné…

Merci pour votre attention

Régis Schlagdenhauffen – Mémorial de Caen – Novembre 2010 8